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SALON DE MONTROUGE – INTERVIEW IOANNA NEOPHYTOU

Découvrez notre entretien avec Ioanna Neophytou, artiste soutenue par Françoise dans le cadre du Salon de Montrouge 2019.

Propos recueillis par Mathilde Blouet, association Françoise pour l’œuvre contemporaine

 

Est-ce que tu peux te présenter, ainsi que ta formation et ton travail actuel ?

Je m’appelle Ioanna Néophytou. Née à Chypre en 1986, je suis artiste, chercheur et vidéaste, actuellement établie à Athènes. J’ai étudié à l’école des Beaux-Arts d’Athènes, et ensuite j’ai préparé un Master Art Contemporain et Nouveau Médias à l’Université Paris VIII. Depuis 2016, je suis étudiante en doctorat à l’Université d’Aix-Marseille, dans l’école LESA où je mène une recherche sous le titre : « La guerre des images et les images de la guerre : documentaire d’art contemporain à l’ère de la nécropolitique ». Cette recherche est le résultat de plusieurs questions qui me préoccupent en tant qu’artiste, et elle est fortement liée à mes projets artistiques.

 

Pourquoi avoir choisi de poursuivre tes études avec un Doctorat, que tu prépares actuellement ?

Depuis mes premiers pas comme artiste, la recherche est l’un des plus importants éléments de mes projets. Je suis artiste-chercheur, car c’est la seule manière dont je peux travailler. Avant l’achèvement d’un projet artistique, il y a toujours la théorie et la recherche pour que je puisse examiner en profondeur tout aspect du sujet dont je m’occupe. D’autre part, quand je pose des questions théoriques et quand je m’occupe de la recherche, je le fais avec le regard d’un artiste, de quelqu’un qui produit lui-même des images, des objets, des pensées, des sentiments, des réflexions entres autres. Donc, un doctorat me semblait être la suite naturelle de mon parcours artistique. Dans ma recherche, j’examine des sujets comme la biopolitique, la nécropolitique, la guerre contemporaine, le travail documentaire, la production d’images au 21ème siècle ; sujets qui me fascinent et structurent mon œuvre artistique. J’espère que le travail de recherche dans le cadre d’un doctorat pourra fortifier ce lien entre art et recherche, qui est présent dans tous mes projets artistiques.

 

Tu travailles la vidéo et la photographie, pourquoi ces supports en particulier ? Y en a -t’il d’autres qui t’intéressent ou que tu aimerais développer à l’avenir dans ton travail ?

Je dirais plutôt que, le documentaire, les installations et la performance sont les formes avec lesquelles j’ai le plus travaillées. Au début de ma carrière en tant qu’artiste, je suis passée rapidement de la sculpture à l’installation. J’étais intéressée par l’espace, par la manière dont l’œuvre d’art n’est pas un objet holistique, mais prend sa signification et sa valeur par sa mise en place, dans l’espace, et en rapport avec d’autres objets. Ensuite, j’étais intéressée par la performance. Dans ce cas, les questions qui m’ont préoccupées, étaient le placement du corps dans l’espace et son rapport avec autrui. C’était un défi très important de me placer face au public et d’utiliser mon corps et ces actions comme un projet artistique. Enfin, le documentaire, – qui occupe une place privilégiée dans ma pratique ces trois dernières années – me donne accès au réel. De plus, les vidéos documentaires demandent un travail de recherche, un travail collaboratif et une dévotion pour les finaliser, à laquelle je m’adapte volontairement. Dans le futur, j’ai envie de produire des « situations construites », comme Tino Sehgal dirait, qui seront à la fois des actions interactives, des performances et des documentaires.

 

Tu choisis d’aborder des sujets de société et des questions politiques fortes. Comment les choisis-tu avant chaque projet, ou comment viennent-ils à toi ?

Je choisis mes projets par rapport à mes expériences. Je suis née dans une famille d’immigrés qui s’est refugiée à Chypre, un pays postcolonial, hétérogène, avec plusieurs problèmes politiques et ethniques. Je pense donc que les sujets traités dans mes projets sont un résultat de mon histoire et de l’histoire de ma famille.

En plus, j’ai vécu comme tout le monde dans des sociétés contradictoires, qui forment notre comportement et notre pensée. A mon avis, tous les sujets et toutes les questions sont politiques et il me semble très difficile d’éviter de les traiter comme tels. Il est rare de se confronter à des œuvres apolitiques et donc, pour moi, il est essentiel d’avoir un regard critique, (voire un regard politique), quand on traite des questions qui concernent notre société.

 

Quel est ton processus créatif par rapport à ces sujets ? Est-ce que tu effectues des recherches ou des voyages en amont de l’élaboration de tes œuvres ? 

Mes projets sont toujours des projets de longue durée; par exemple l’œuvre Les spectatrices invisibles a commencé en 2016 et s’est terminée en 2019 lors de son exposition au Salon de Montrouge. Ça m’arrive souvent de travailler simultanément sur deux ou trois projets. Je fais des recherches, je collectionne des documents, je cherche des objets, je fais des entretiens, je vais sur le terrain, je m’adapte aux situations. Je n’ai presque jamais une image fixe en tête à produire. Je commence plutôt avec des questions, et je cherche leurs réponses à travers le processus de création.

 

Peux-tu présenter ton œuvre pour le Salon de Montrouge, Les spectatrices Invisibles ?

Les spectatrices invisibles, c’est une installation vidéo avec deux écrans, qui captent le travail de deux femmes de ménages : l’une dans une galerie d’art et l’autre dans une chambre d’hôtel. Parallèlement, à l’aide d’enceintes, nous écoutons une conversation entre ces femmes, discutant sur les différents aspects de leur travail qui sont généralement méconnus. Tout au début, le spectateur observe une contradiction entre la vitalité et la liberté avec lesquelles ces deux femmes discutent entre elles, par rapport à la sévérité dans laquelle elles exécutent leur boulot à une vitesse acquise.

L’idée du tournage et du montage de ces vidéos est de documenter tous les aspects du travail ménager : la dureté du travail, la répétitivité, l’ennui, les automatismes créés par l’habitude. D’un autre côté, dans la bande sonore, les deux femmes étaient libres de s’exprimer comme elles le voulaient, et de parler sur les aspects anecdotiques de leur travail.

Dans l’installation vidéo Les spectatrices invisibles, une femme de ménage et une femme de chambre observent et présentent leur vécu au travail, qui est aussi le nôtre; notre histoire en tant qu’artistes, spectateurs, voyageurs, entre autres. Selon elles, la façon même dont on jette nos déchets montre quelque chose de notre caractère et la manière dont le système traite les nettoyeurs, dévoile quelque chose sur la culture de notre époque.

 

Pourquoi as-tu choisis de te pencher sur le thème du travail de ces femmes de ménage ?

Pendant mes études à l’École des beaux-arts, j’ai voyagé à Berlin pour visiter les musées d’art. J’ai séjourné dans un hôtel bon marché. Un jour j’ai croisé une femme de chambre dans l’ascenseur, je lui ai dit bonjour et j’ai détourné mon regard. La femme m’a dit bonjour, elle m’a regardée et elle m’a demandé si je logeais dans la chambre 518. J’ai dit : « Oui, comment le savez-vous? », très choquée du fait qu’elle connaissait ma chambre. Elle m’a répondu qu’elle avait supposé que c’était moi, car elle avait vu les livres que j’avais laissés sur ma table de chevet, et que ces jours-ci, elle avait essayé de trouver parmi les clients de l’hôtel à qui pourraient appartenir ces livres.

Cette expérience m’a poussée à m’interroger sur comment une femme de chambre d’un hôtel voit notre vie et nos affaires personnelles. C’était la première fois que je voyais les femmes de chambre comme des spectatrices invisibles de notre vie intime. À l’occasion de ma participation au Salon de Montrouge, j’ai eu la chance de retravailler sur ces questions, cette fois-ci en ajoutant d’autres interrogations autour des femmes de ménage dans des lieux culturels, à savoir comment une femme de ménage voyait les œuvres d’art dans un lieu d’exposition, quel était son rapport avec cet espace et comment elle percevait les artistes, les commissaires d’exposition et les expositions elles-mêmes.

Je me suis posée ces questions pour réaliser Les spectatrices Invisibles.

 

Se sont-elles ouvertes à toi facilement ? Comment as-tu procédé pour les convaincre de participer à cette œuvre ?

Depuis ma première rencontre avec ces deux femmes, je savais que je voulais travailler avec elles sur ce projet. Après ces rencontres, elles désiraient aussi que l’on travaille toutes les trois ensemble. Je pense qu’elles ont accepté de participer parce que je leur ai donné la liberté de s’exprimer comme elles le désiraient sur les conditions de leur travail.

On a commencé avec des discussions enregistrées, où elles discutaient librement sur les sujets qui les préoccupaient. De ces discussions, j’ai créé la bande sonore qui marche parallèlement aux vidéos dans l’installation. Ensuite, on a procédé au tournage, chacune séparément. Toutes les deux nous ont indiqué la manière dont elles procédaient au ménage et nous avons filmé le processus.

 

Pour toi, est-ce le « devoir » de l’artiste de dresser des portraits de la société actuelle, et notamment de ces femmes ?

A mon avis, un artiste aujourd’hui crée les conditions du regard. L’artiste nous permet de regarder le monde autrement, de voir les choses d’une autre perspective, il transforme les objets et leur fonction, il nous ouvre des portes aux nouvelles idées, il nous permet de penser autrement, il nous permet d’avoir accès à l’invisible. Je n’ai pas ressenti ce projet en tant que « devoir » mais plutôt en tant que « besoin » de rencontrer un spectateur invisible de ma vie : la spectatrice invisible de ma vie intime quand je réside dans un hôtel, le spectateur invisible de mon art quand j’expose mes projets.

Ensuite, il y a tout l’aspect politique de l’œuvre sur les conditions de travail que ces femmes subissent à notre époque, qui est aussi, fort visible dans l’installation Les spectatrices invisibles. Mais cet aspect-là est aussi un besoin de regarder l’invisible, car on ne considère jamais un lieu d’exposition comme un lieu de travail. Je me suis donc posé la question, à savoir comment c’était de travailler en tant que femme de ménage dans un lieu culturel.

 

Quel est ton ressenti par rapport au Salon, à son organisation, aux autres artistes exposés, ainsi qu’aux réactions du public et des professionnels de l’art à ton œuvre ? 

C’était une très bonne expérience de participer au Salon de Montrouge, c’était une occasion de faire connaissance avec d’autres artistes, de rencontrer le travail de l’association Françoise et son réseau d’artistes, de retrouver des artistes avec qui j’avais exposé auparavant, mais aussi des gens qui ont aimé mon travail. Toute l’équipe de l’organisation a fait un travail exceptionnel et je suis très satisfaite d’avoir fait partie de ce Salon.

J’étais impressionnée par les gens qui sont restés et qui ont regardé jusqu’à la fin mon installation vidéo. J’étais très heureuse de découvrir que le public a montré un grand intérêt sur les installations vidéo. J’ai reçu plusieurs commentaires de la part du public et des professionnels qui m’ont vraiment ravis.

 

Tu as reçu le Prix 1ère édition Tribew, félicitations de la part de toute l’équipe ! Qu’est-ce que celui-ci va t’apporter pour la suite ? Quels aspects de ton travail ont touché l’équipe Tribew lors qu’ils t’ont décerné ce prix ?

Merci beaucoup. Dans les prochains mois, je vais m’occuper de la création d’une e-édition. Pour le prix Tribew, j’ai proposé la création d’une nouvelle œuvre sous la forme d’e-book ; je pense que c’était ce choix qui a touché l’équipe Tribew, qui a décidé à me décerner ce prix.

On réalisera donc un projet qui me tient à cœur mais que jusqu’à présent je n’avais pas encore la possibilité de terminer. Depuis 2016, j’ai commencé une série photographique ayant pour sujet différents bars de Paris. Cette série porte sur les slogans, les signes, les dessins et les tags laissés par les usagers aux toilettes. J’ai visité de nombreux bars parisiens et photographié toutes les toilettes qui m’ont frappées, tous les messages que j’ai trouvés intéressants. Je suis passionnément inspirée par cette idée d’utiliser un espace intime pour laisser des messages destinés à devenir publics. Les toilettes, en ce sens, se transforment en un lieu de communication entre les gens qui ne se connaissent pas, mais qui partagent à des moments différents, ce même lieu d’intimité. J’ai invité aussi les poètes Marie Willaime et Elio Possoz, à écrire sur ces images. Avec leur collaboration j’espère créer une « monographie des slogans de toilettes » sous le titre WC (Writing Creative).

 

Est-ce que tu as toi-même découvert des artistes qui t’ont plus, des coups de coeur sur le Salon ?

J’ai beaucoup apprécié le travail d’Oussama Tabti qui a reçu le prix des Beaux-arts de Paris, j’ai trouvé que son installation avait une sensibilité à la manière dont il a traité son sujet. J’ai aimé aussi le travail de Mathilde Supe et de Marie Glaize, qui sont aussi soutenues par l’association Françoise. J’étais contente de découvrir que les travaux des autres artistes soutenus par Françoise me plaisent ; cela montre qu’il y a une coïncidence entre mon travail et les choix de l’association.

 

Tabti OUSSAMA, Shapes, 2017, Installation, Dimensions variables, ©Oussama Tabti

 

L’association Françoise soutient ton travail et celui de 3 autres artistes sur le Salon cette année. Est-ce que tu penses qu’il existe assez d’accompagnement de ce type pour les artistes aujourd’hui ? Est-il encore difficile pour les artistes de vivre de leur pratique ?

L’accompagnement que j’ai reçu par l’association Françoise était une chance exceptionnelle ; malheureusement il n’existe pas assez d’accompagnement de ce type pour les artistes de nos jours. C’était vraiment une chance de recevoir cette bourse de création, sans oublier la publicité que l’association a faite pour les artistes accompagnés. J’ai la nette impression que mon œuvre au Salon de Montrouge a reçu une grande publicité, grâce au travail de l’association.

 

Pour terminer, quels sont tes projets à venir ? 

Je vais attaquer tout de suite la préparation de l’e-édition du projet WC (Writing Creative). Parallèlement, je commencerai la préparation de mon futur documentaire : une situation construite, dans laquelle en collaboration avec des adolescents, on construira une utopie virtuelle en forme de plateforme électronique. Je veux travailler avec eux sur l’imagination du futur. Et il y a toujours la recherche du doctorat à l’Université d’Aix-Marseille…