Anaïs Marion
Si je regarde en arrière, je dois bien me rendre à l’évidence : je ne suis devenue ni archéologue, ni botaniste. Petite, j’hésitais entre les deux : les carrés de fouilles présentaient le séduisant avantage de rendre physiquement l’expérience de la découverte. Les herbiers, eux, ordonnaient mes collections.
Finalement, je suis devenue artiste. Ma démarche s’organise en grands ensemble et s’ancre dans des enquêtes au long cours. D’un terrain de fouille à un autre, ma pratique explore la poésie des inventaires. Je développe ses questionnements sur l’écriture de l’Histoire, le tourisme et les méthodes scientifiques dans des oeuvres protéiformes, qui mélangent photographie, écriture, collecte, protocoles ou performance. Je ramène des empreintes subjectives de mes terrains d’exploration. Mes investigations allient méthodologie scientifique et mise en scène de l’absurde : par prélèvement, associations d’images ou dialogue entre des objets et des techniques de reproduction, j’engage ainsi une relation personnelle avec la mémoire collective et propose des récits qui viennent dérégler les mécanismes du savoir historique.
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Atlas Bellone
Collection et protocole de photographies couleur, work-in-progress, depuis 2014 - 1123 pièces sont conservées dans l'Atlas Bellone à ce jour
À la manière d’un Atlas Mnémosyne revisité, l’Atlas Bellone est une collection d’objets souvenir et supports de communication collectés dans des musées de guerre et des lieux de mémoire. En consignant méticuleusement ce qui n’est pas censé l’être, il interroge les « traces » de l’Histoire et les enjeux politiques et économiques liés à leur mise en valeur. Les événements historiques célébrés et le moment où « j’y suis allée » se chevauchent. À l’inverse des discours portés par ces objets, Bellone, déesse romaine de la Guerre, incarne davantage les horreurs de la guerre que ses aspects héroïques. Ce projet de collection, de musée dont je suis devenue la conservatrice, évolue au cours du temps. Il peut prendre différentes formes en fonction des contextes et des nouvelles acquisitions : édition, installation de photographies, performance… Les index, protocoles de prises de vue et la classification de ces objets s’inscrivent dans un récit à la première personne, parfois fictif, qui met en scène l’activité de la constitution de ce corpus et les procédés mémoriels qui y sont à l’œuvre.
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Baghdadbahn (une ligne dans le désert)
Installation composée de plusieurs éléments (photographies, vidéos, objets), dimensions variables, 2019
Vue d'exposition : Prix d'art Robert Schuman, Cercle Cité, LuxembourgEn août 2018, j’ai suivi les traces de la Baghdadbahn, chemin de fer construit par l’Allemagne à partir de 1890 pour connecter Berlin à la capitale irakienne. Héritier de l’impérialisme économique du XIXe, ce train aurait été imaginé pour rappatrier des pièces archéologiques grandioses depuis la Mésopotamie jusqu’aux vitrines du Pergamon Museum.
J’ai emporté dans mon périple une reproduction d’un taureau ailé de Ninive, trouvé dans ce musée de Berlin. Sachant que ma tentative d’aller jusqu’à Bagdad était vouée à l’échec, j’ai collecté dans chaque gare une pierre de ballast sur les quais. Cette collecte réalisée jusqu’à la frontière syrienne est dévoilée dans une lecture-vidéo qui mélange images et récits issus de mon voyage dans une lettre adressée au taureau ailé de Mésopotamie, victime de destructions par Daech en 2015. En refaisant ce trajet dans le sens inverse des réfugiés d’aujourd’hui, ce projet évoque les liens entre notre actualité, l’invention de l’écriture dans le berceau de notre civilisation et l’écriture complexe de l’histoire au fil du temps. -
Et soudain la foule tendit une fleur
Série de 12 anthotypes, 30 x 40 cm, 2017-20
Vue d'exposition : biennale Artpress des jeunes artistes, Cité du Design à Saint-Étienne (2020)Inventaire botanique, cet herbier répertorie une série de soulèvements populaires aux noms de fleurs. Pour la plupart soutenues par l’Occident, survenues les unes après les autres selon un modèle théorisé, ces révolutions ont souvent provoqué un changement de gouvernement. L’anthotype est une technique de tirage photographique impossible à fixer. L’émulsion photosensible couchée sur le papier est réalisée à base de végétaux, puis exposée à la lumière du soleil sous un film positif. Plus le tirage est exposé, plus la couleur tend à disparaître.
La couleur et le contraste de ces tirages disparaissent progressivement lorsqu’ils sont exposés. Les tirages sont donc refaits spécifiquement pour chaque exposition. Ainsi, la série peut être augmentée : de nouvelles révolutions pacifistes voient le jour et peuvent porter des noms de fleurs. -
Les colosses aux mains d'argile
Série de moulages en plâtre et vidéo HD 12', dimensions variables
Vue d'exposition : biennale Artpress des jeunes artistes, Cité du Design à Saint-Étienne (2020)En tombant, les statues des figures du pouvoir perdent fréquemment leurs mains. Je me suis intéressée spécifiquement aux représentations de Lénine : ses mains, autoritaires, indiquent souvent une direction à suivre. Déboulonné, à terre, le corps renversé et ses mains semblent implorer de l’aide. Privés de corps, ces membres détrônés deviennent vestiges. Représentent-ils encore la domination ? Commandent-ils leur restauration ? Implorent-ils leur conservation ?
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Moaï Sunset
Installation, étagère métallique, objets divers et dessin, 2020, co-production Musée national de la Marine & Collectif ACTE
Collection de curiosités ethnographiques du 21e siècle, l’installation Moaï Sunset porte le nom de l’endroit le plus visité de l’île de Pâques, où les touristes viennent observer le coucher du soleil sur les statues moaï, sentinelles qui tournent le dos à l’océan. L’île de tous les fantasmes alimente encore aujourd’hui les théories de la fin d’une civilisation et du désastre écologique. Que nous racontent ces objets made in China sur notre civilisation ?
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Les crépuscule des échoués
cinq tirages lumen brodés au coton perlé, 130 x 40 cm, 2020
co-production Musée national de la Marine & Collectif ACTEPlus ou moins immergés en fonction des marées, les bunkers du mur de l’Atlantique deviennent des marqueurs de l’érosion du littoral pour les spécialistes. Au fil des vagues, ils semblent parfois comme des îles. Les formes de béton, comme échouées, se découpent de part et d’autre de l’horizon. La broderie les révèle en dissimulant une partie de l’image. La technique du tirage lumen, qui donne cette couleur gris-rosée aux photographies, suggère la lumière de ce moment entre chien et loup, à l’aube ou au crépuscule, où les navires étaient le plus vulnérables.