Benoît Lefeuvre
Benoît Lefeuvre s’intéresse à la manière dont la mémoire est façonnée par l’écoulement du temps. Il retranscrit visuellement ce mouvement invisible qui échappe à la perception humaine. Travaillant à partir de matériaux photosensibles, dont les agents chimiques se sont décomposés naturellement ou par manipulations, il métamorphose et sculpte ce support de mémoire. Se révèlent alors des abstractions évoquant des paysages naturels ou oniriques. Celles-ci font références à des univers marins et géologiques dont le point de vue et l’échelle troublent notre perception. Ces matérialisations traduisent un processus autonome à l’image de l’érosion des récifs par la mer.
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Erosion
Les sols constituent un élément vital de notre écosystème terrestre. Il y a en permanence, évolution et transformation de sa structure induisant des transferts de matière. Cependant, ces dernières décennies, la somme des activités humaines menace leur équilibre et accélère l'érosion des sols, facilitant l’infiltration des polluants. Cette pollution découle de multiples sources telles que les déchets industriels, les pesticides agricoles, les hydrocarbures et les métaux lourds. Ces contaminants persistent dans le sol entraînant des conséquences à long terme.
Ce projet met en exergue la pollution affectant la capacité régénératrice du sol qui accélère l'érosion, créant un cercle vicieux de détérioration environnementale. L’installation est présentée comme un site de recherche, composé de relevés d’empreintes du sol. Elles évoquent l’infiltration invisible des polluants sous terre, l’amalgame entre les composants du sol, là où tout élément semble influencer l’autre. Les matières organiques et les liquides artificiels se mélangent faisant écho à un imaginaire de la pollution chimique iridescente. Paradoxalement, une fois ces couleurs figées par la capture, les images pourraient aussi évoquer des coupes de roches.
Les fragments présentés sont issus de photographies argentiques prises dans une forêt en hiver. Aux pieds des arbres, l’appareil est dirigé vers le ciel, capturant les branches dénudées. Les négatifs sont ensuite enfouis sous terre et se métamorphosent pendant plusieurs semaines. Des motifs en rhizomes apparaissent entre l’altération de la chimie du film, les branches nues et les filaments blancs du mycélium. Ce réseau sous-terrain, racines des champignons, joue un rôle crucial dans la stabilité des sols face à l'érosion. En formant cet enchevêtrement, il contribue à maintenir son intégrité.
D’autre part, une propriété spécifique du mycélium a été découverte par le mycologue Paul Stamets sur sa capacité à détoxifier certains polluants contenus dans le sol. Des recherches se poursuivent pour imaginer comment ce réseau organique pourrait nous servir pour de futurs usages à grande échelle. Ce processus résilient donne à voir une des capacité régénératrice intrinsèque à la nature face à l’impact de nos modes de production.
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Earthworks
Earthworks évoque la terre localement en tant que sol, et également en tant que croûte terrestre à la surface de notre planète. En contact direct avec la vie végétale et animale, le sol est un support de vie, de mort et de transformation des matières organiques et minérales. Il se compose aussi de plusieurs couches, stockant des informations du passé, qu’elles soient humaines, environnementales ou liées aux autres êtres vivants.
Earthworks fait autrement référence au terme défini par Robert Smithson dans les années 60 pour désigner les installations en pleine nature utilisant la terre comme matériau principal. La photographie était le seul médium pour conserver une trace de ces œuvres éphémères in situ. Dans cette série, la photographie devient le support de création car la transformation n’a pas lieu dans le paysage mais sur le support photosensible lui-même. Des pellicules glanées auprès d’anonymes sont enfouies dans de la terre pour y être sculptées pendant plusieurs semaines. Le contexte humide favorise la décomposition altérant ces films argentiques. De ce processus soustractif, les supports de mémoire apparaissent métamorphosés et révèlent les quatre composantes des sols : la matière organique, l’eau, l’air et les minéraux.
Un lien apparaît entre le caractère éphémère des paysages qui y étaient photographiés et le support en décomposition, devenant aussi évolutif que le paysage lui-même. Les éléments chimiques polluants fusionnent avec la matière organique des sols jusqu’à ne plus distinguer le naturel de l’artificiel. Ce processus irréversible est semblable à la mémoire dont une part nous semble réelle et une autre fictive, faite de plusieurs souvenirs enfouis qui s'entremêlent et s'effacent. Sur ces vestiges industriels retournés à la terre se développent du mycélium, un champignon présent dans le sol, recouvrant les supports photosensibles en décomposition.
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Iridescences
Ce projet s’inspire du mythe philippin de Magwayen, la divinité de l’eau et des mers. À la mort de sa fille, elle se serait séparée de tous ses attributs de déesse marine, dont ses bijoux et sa conque qu’elle aurait enfouis sur l’île Panay afin que personne ne les trouve. Il existe aujourd’hui un lac d’eau salée, en haut d’une montagne où seraient dissimulés ses vestiges.
À partir de ce récit, la sculpture retranscrit une ouverture vers ce lac dans lequel se devine, au travers de l’eau, la surface nacrée d’un coquillage. Dans sa forme symbolique, l’eau est métamorphose, elle précède et succède toute forme en devenir. Elle agit aussi comme un miroir jouant sur les apparences. En fonction de notre point de vue autour de la sculpture, ses reflets iridescents troublent notre perception et donnent à voir une abstraction mouvante.
Les profondeurs de l’eau reflètent la mémoire en tant que flux. En remontant à la surface, le mythe ne serait alors plus qu’une réminiscence. Celle-ci devient visible mais son identification et son origine reste incertaine. La connaissance du récit suscite l’envie de percevoir les reliques de la déesse au fond du lac. À la fin de cette ascension, cette réminiscence est figée hors de l’eau. Le résultat donne lieu à un triptyque devenu tangible. L’eau du lac s’évapore et laisse apparaître son sel. En fonction de notre mouvement face à ces images, la cristallisation rappelle aussi le scintillement du soleil sur ce lac.
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Mémoire de L’île d’Her
Ce triptyque s’inscrit dans la continuité de la série L’île d’Her. Celle-ci constituait un ensemble d’images capturées au cours de la transformation de supports photosensibles érodés par le temps.
De nouvelles images de souvenirs plus anciens réapparaissent. Elles évoquent l’environnement marin dans lequel les souvenirs de L’île d’Her ont été oubliés. Ces abstractions bleues refont surface dans leur dernier état visible avant d’être effacées de notre mémoire. Les souvenirs étant déjà présents en nous, ils resurgissent involontairement ou par déclenchement extérieur des sens. Ils sont façonnés à chaque passage entre la surface de notre mémoire et les profondeurs de l’océan.
Ces réminiscences apparaissent alors sous une forme altérée depuis la première fois où l’on s’en est souvenu. En remontant à la surface, les images figent un instant de notre mémoire. Hors de l’eau, elles se cristallisent et deviennent tangibles. L’eau contenue dans la matière s’évapore et laisse apparaître le sel de mer. Ce triptyque ouvre un espace méditatif sur le temps et son façonnement sur notre mémoire.
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Seascapes
Ces images s'apparentent à des prises de vues satellites du littoral. Elles émanent de pellicules vierges sculptées dans des liquides corrosifs. Originellement destinée à capter le réel, l’émulsion photosensible est ici travaillée par un procédé soustractif autonome. Les résultats donnent à voir une cartographie imaginaire entre ciel et mer.
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L'île d'Her
Lieu de mémoire et métaphore du souvenir, L’île d’Her est née d’une réflexion sur l’impact du temps sur nos perceptions du monde. Agent d’érosion, le temps marque toute chose de son empreinte et nous en laisse une perception trouble. Plus il s’étire, plus les souvenirs deviennent insaisissables et inaccessibles, en raison même du fait qu’il les modifie, et altère leurs formes. Il en érode la matière, comme allié aux éléments naturels marins, il sculpte le paysage de l’île. La mémoire apparaît dès lors comme un organisme vivant, une matière en perpétuel mouvement, sans cesse soumise à des métamorphoses.
Auto-produites par des films argentiques anciens, les images ici révélées résultent du même processus vital et naturel. Leurs agents chimiques constitutifs, lors de leur lente décomposition, ont produit au fil de dizaines d’années, des agencements de couleurs et de textures abstraites, mais qui curieusement, évoquent l’invisible mouvement organique des choses. Un mouvement imperceptible car il est celui du temps long, des formes indéterminées parce qu’en perpétuelles mutations.
Bien plus que le reflet d’images mentales, elles sont la mise en lumière de ce qui continue à être en dehors de notre perception du temps et de notre champ de vision : une vie autonome de la matière. Plutôt que de traduire un sentiment de perte, elles suscitent une forme de contemplation face à la révélation poétique de l’invisible et de l’éphémère.