Delphine & Elodie Chevalme
Nées en 1981, nous sommes sœurs jumelles et artistes plasticiennes.
L’identité est l’objet de notre réflexion plastique et, à travers elle, nous avons été amenées à nous éloigner de ce que nous connaissions le mieux : le dessin et la culture française. Plutôt que d’être des spécialistes d’une technique, nous sommes devenues « mobiles ». C’est donc par la circulation géographique et plastique que nos projets se construisent. De ces mouvements inhérents à notre pratique, nos œuvres sont devenues protéiformes. Au travers de nos projets, nous racontons les identités plurielles, héritières de l’Histoire ; un ensemble complexe qui ne cesse de se déplacer, de migrer, de s’enrichir, de s’acoquiner...
Notre travail a été découvert en 2011 lors du Salon d’Art Contemporain de Montrouge. Depuis, nous menons des projets à cheval entre différents continents, qui ont fait l’objet d’expositions en France et à l’international.
-
Cheval de Troie
L’installation s’appuie sur l’épisode du cheval de Troie, raconté dans l’Odyssée d’Homère. Ici, le cheval devient valise, objet de la mobilité et qui permet le transport de marchandises. Il s’agit de mettre en scène le paradoxe de la mobilité contemporaine.
Si nous vivons à l’ère de l’ultra-mobilité et de l’hyper-connectivité, les difficultés que rencontrent les populations pour se déplacer se multiplient. Il devient de plus en plus difficile de passer les frontières, d’entrer dans des pays. Des murs sont érigés, des gardes-côtes dépêchés, les frontières sont scrutées quand il s’agit d’humains. La mobilité est inégale entre les différents hommes, certains passeports ouvrant d’avantage de portes que d’autres.Rappelons que dans le mythe du cheval de Troie, il s’agit d’une ruse ; la ruse se distinguant de la tricherie, du délit ou du crime, en cela qu’elle est autorisée par la loi ou les règles de l’art de la guerre. Et si en se faisant passer pour des marchandises, on circulait librement ?
Nous avons créé une valise géante, dont l’ossature, faite d’une structure rigide en bois, est recouverte par des couvertures de survie, face dorée vers l’extérieur.
En se parant d’or et de logos des marques de luxe, la valise devient leurre. Elle se mue en un objet précieux, dont seule l’enveloppe dorée et clinquante est visible au premier coup d’œil.
L’intérieur de la valise abrite, quant à elle, des personnages qu'on devine grâce à la transparence de la couverture de survie et un éclairage intermittent. -
Greffes de l'Histoire, histoires de griffes
Greffes de l’Histoire, histoires de griffes propose d’investir le paysage iconographique de la mode française par la collaboration avec des sapeurs brazzavillois et à partir de l’œuvre photographique de Jean-Paul Goude pour les Galeries Lafayette.
Titré en miroir, ce projet réunit la « sape » du Congo-Brazzaville et l’univers de la mode parisienne. Tant la sape que la mode sont emblématiques d’identités territoriales spécifiques. Marques de fabrique nationale, sape et mode se reflètent respectivement par leurs similitudes mais surtout par leurs particularismes. Si les sapeurs partagent et collectionnent les mêmes « griffes » ; de Christian Lacroix à Yves Saint Laurent en passant par Jean-Paul Gaultier, Pierre Cardin ou Christian Dior, la sape n’est pas la mode. À partir d’un modèle culturel étranger et imposé par la France, alors colonisatrice, la sape a construit l’un des symboles forts de l’identité congolaise. Pied de nez à l’Histoire, l’art de l’habillement, du bon goût et du raffinement est désigné autrement et par un terme issu de l’argot : la sape. Si nous avons choisi l’œuvre de Jean-Paul Goude, c’est qu’il incarne une vision très atypique et personnelle qui a complètement bouleversé et élargi les codes de représentation de la mode, à tel point qu’il en est devenu un de ses symboles. Le parallèle est pertinent, car c’est la remarquable illustration d’une identité, non pas forteresse, mais comme un territoire qui absorbe et qui mute en intégrant l’autre.
Si l’identité est le fil conducteur de notre démarche, il n’y a rien d’anodin à cela. Sœurs jumelles, nous sommes deux personnes mais perçues comme une seule. Cette dualité intrinsèque nous a rapidement menées aux questions de la mixité culturelle et à aborder des problématiques identitaires. L’identité est exprimée au singulier et représentée comme une entité homogène et hermétique. Nous comprenons mieux le malaise que décrit Alain Mabanckou, auteur de langue française, lorsqu’à l’aéroport de Los Angeles, un compatriote français lui dit « … vous êtes Franco-quelque chose ? ». Il met ici en lumière le cloisonnement de l’identité, qui n’accepte pas de prendre en son sein l’Histoire. Voici donc notre postulat : l’identité est multiple et complexe. Elle est plurielle, elle est « histoires », car dans un monde se définissant comme globalisant, l’identité se déplace, migre, s’enrichit, s’acoquine, se marie, se recréé, intègre et absorbe en permanence. Très souvent, nous n’en percevons pas le processus. Françoise Vergès rappelle à ce propos que si les cafés européens s’ouvrent au XVII ème siècle, ce n’est possible que par l’influence des colonies et par l’apport du sucre et du café. Les villes européennes se voient alors transformées, les arts de la table et les livres de recettes également. Ce qui semble faire partie du paysage de nos villes, de nos traditions culinaires et de nos habitudes sociales aujourd’hui sont en réalité des apports étrangers.
C’est donc à Brazzaville que nous nous sommes rendues pour y suivre les traces laissées par l’histoire coloniale. L’Histoire, à la manière d’un fleuve en crue, une fois revenu à son lit, a autant enlevé et détruit, qu’apporté, mélangé et métamorphosé. C’est ce qu’Alain Mabanckou nomme « les greffes de l’Histoire » : là où un territoire s’est mêlé à un autre.
La sape, qui désigne à la fois le vêtement et la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, est un engouement pour le « vêtir bien » qui remonte à la période post-coloniale. Véritables passeurs de territoires culturels, les sapeurs incarnent pour nous, à la fois le miroir déformé de l’opulence occidentale dont beaucoup des grandes villes ne sont plus que des vitrines, et la transmission d’un héritage culturel et social qui, par réinvention, leur devient propre. Nous les voyons comme les vitrines sans magasin des rues de Brazzaville, quand à Paris ce sont les Galeries Lafayette, le Printemps ou encore le Bon Marché. Ces dandys nés cultivent au quotidien une culture qui devient une marque reprise par certains hommes politiques. D’un legs colonial et historique, les sapeurs en ont fait l’un des emblèmes du Congo. Quand les sapeurs s’habillent, ils empruntent sans camouflage les vêtements et les coupes occidentales. Les marques sont conservées, valorisées de manière à signifier l’origine territoriale du vêtement. La « griffe » est la sape. Il y a ainsi des « Parisiens » à Brazzaville ; ces sapeurs revenant de France avec des malles d’habits et de chaussures griffées, pour approvisionner ceux restés au pays.De la campagne des Galeries Lafayettes, ce sont les œuvres de Jean-Paul Goude que nous conservons ; déshabillées de leurs logos et de leurs marques, il en reste leur essence artistique. Plus qu’une citation, c’est un hommage à l’artiste et à ses œuvres qui marquent notre quotidien depuis plus de dix années et dont nous offrons aux sapeurs de Brazzaville d’en devenir les effigies.
Peints sur lais de papier, puis assemblés, marouflés sur toile et tendus sur châssis, nos dessins reflètent une volonté d’ancrer ce projet dans le vocabulaire de la peinture.
Greffes de l’Histoire, histoires de griffes relie ainsi les deux capitales, Paris et Brazzaville, sous la forme d’une série de peintures. Plus qu’un pont géographique, c’est l’Histoire qui est matérialisée avec en trame de fond des histoires de « griffes ». -
In dog we trust
« IN DOG WE TRUST » est un projet que nous avons commencé en 2005, accidentellement né dans le laboratoire photographique. C’est en écrasant un de nos tirages sous la presse qu’un bout de feuille abandonnée en a marqué à jamais la surface. Voilà comment est née l’idée de gaufrage artisanal : nous pouvions laisser des empreintes sur nos photographies. Technique accessible, elle nous permettait d’aller au-delà de la seule production photographique.
Notre pratique de la photographie a débuté en 2003. Accompagnant nos déplacements, c'est une photographie à la volée, curieuse, et qui a été l'occasion pour nous de s'intéresservà de multiples terrains culturels.
De ces instants, nous avons choisi d’en faire ressortir l’essence poétique et sacrée, sous-jacente de notre point de vue. En gaufrant la surface de nos images, nous souhaitons dépasser l'instant et le cliché, entamer une seconde révélation photographique. Chacun de ces portraits glisse doucement vers le dessin d’une réalité modifiée, laissant apparaître leurs traits lyriques et oniriques, une vision sacrée de l'image. Les mots, les codes, les signes gravés sur nos images sont ainsi l’écho de cultures métissées. IN DOG WE TRUST comme une vision populaire et païenne du sacré, une figure inversée du IN GOD WE TRUST.
Ce projet a été réalisé à partir de nos tirages argentiques. Les prises de vue ont été faites par deux boîtiers, un 24x36mm et un moyen format 4,5x6cm, tous les deux en manuel, sans flash, avec une cellule à main. Au-delà d’une passion pour la pratique argentique, IN DOG WE TRUST ne peut avoir son pendant en numérique. Nous avons la volonté de défendre une pratique artisanale, sans intermédiaires. Il s’agit aussi d’un travail en plusieurs étapes. Il y a le processus habituel de la photographie (la prise de vue, le développement et le tirage), puis nous dessinons, découpons les pochoirs utilisés pour le gaufrage et enfin nous révélons le dessins du pochoir à la surface de la photographie. C'est une intimité très particulière qui se créé au moment de cette dernière étape. Sortes de tatouage silencieux, nous murmurons une autre réalité à ces moments de vie.
Ces photographies sont tirées en un seul exemplaire, quelques fois en double, mais chaque tirage a son gaufrage. La photographie, habituellement sérielle, devient pièce unique.
-
Papiers Ordinaires - Zistwar De France
« ZISTWARS DÉ FRANCE », troisième volet des Papiers Ordinaires interroge l’identité nationale contemporaine. Cette problématique, actuellement, installée dans le singulier, incline un aspect unique et uniforme à être français, fermant ainsi tout débat à la pluralité identitaire. C’est donc dans sa diversité que les sœurs envisagent cette question.
Leur terrain de réflexion pour cette troisième série appréhende les symboles culturels français en réinvestissant le patrimoine artistique du XIXème siècle et en en proposant une relecture. Cet ensemble de peintures qu’elles sélectionnent, est constitué de tableaux officiels, de commandes d’État ou de scènes de genre et incarne autant un imaginaire collectif que des valeurs communes. Elles les transposent à la manière d’un miroir, regardant ailleurs ; reflet d’un Art, s’il est contemporain, qui doit être ancré dans une société et ses mutations, pour laquelle il devient nécessaire et urgent d’en repenser ses représentations. Qu’incarnent ces «images» qui (nous) représentent ?Ne sont-elles pas les avatars d’une histoire partielle, d’une histoire enseignée et seulement métropolitaine ?La période historique en question, qui correspond à celle de la sélection du corpus d’œuvres, est celle de la naissance de la République française avec l’établissement de l’ensemble des valeurs et des symboles qui sont encore les nôtres. En 1789, la France se révolte contre l’Ancien Régime et lègue la Déclaration des Droits de l’Homme et des Citoyens, proclamant l’égalité des citoyens devant la loi, les libertés fondamentales et la souveraineté de la nation. Quelques décennies plus tard, la France se rêve outre-mer, se constituant un territoire géographique gigantesque par la colonisation de l’Afrique Équatoriale, du Maghreb et de certains territoires de l’Asie du sud-est. C’est une France face à ses propres contradictions, proclamant l’égalité des peuples mais qui prône la supériorité des races et le devoir d’instruire les « peuples-enfants ». C’est donc autant l’Histoire et l’Art qui sont ici en problématique ; cette troisième série se faisant l’archéologie d’un passé en reconnaissance.
-
Papiers Ordinaires, Los Corazonegros
Cette deuxième série s’inscrit dans une transversalité autour de populations descendantes d’Afrique vivant au Pérou. Comme pour la première, nous sommes face à une situation de « diaspora africaine » sur le continent américain, mais cette fois beaucoup plus spécifique. Si le hip hop est un mouvement culturel et artistique qui a su traverser les frontières, la communauté afro-péruvienne présente des caractéristiques identitaires uniques et peu connues. Il s’agit de faire suite aux ‘BouBoys’ et d’envisager une lecture ouverte des différents épisodes.
Maud Delevaux, amie des deux sœurs est ethnologue spécialiste des Afro-péruviens depuis plusieurs années et poursuit ces recherches à Lima. C’est au moment de la production des premiers formats des ‘BouBoys’ que l‘envie de la rejoindre au Pérou s’est dessinée, ouvrant une toute autre perspective au travail des sœurs Chevalme et rapprochant leurs deux domaines d’activité respectifs. Si les portraits des BouBoys ont été réalisés à partir de nos photographies personnelles et de nos recherches documentaires, ceux de Los Corazonegros sont pensés au contact direct de la population et à l‘écoute des témoignages recueillis, faisant de leurs images un espace de discussion et d’échange. Contrairement aux ‘sans titre’ de la première série, les portraits individuels ou collectifs porteront un nom. Les sœurs Chevalme n’envisagent pas ce travail comme documentaire mais comme une page ouverte à l’intimité de rencontres et de partages. Elles sont parties à Lima pour une période de deux mois, en juillet et août 2010 et ont mené un travail de terrain à l’aide de Maud Delevaux. -
Papiers Ordinaires, Les Bouboys
‘BouBoys’, contraction de « boubou » et de « b-boys » désigne l’ambivalence de cette première série, qui redessine la culture hip hop noire américaine des pères fondateurs en la remixant à une culture populaire africaine. Des personnages, aux attitudes démonstratives et aux poses jouées, portent des vêtements aux motifs empruntés des tissus africains type wax , bazin ou fancy, habituellement imprimés sur les boubous ou les pagnes.
Cette réécriture souligne la créativité d’une communauté qui s’est elle-même réinventée son identité noire, en développant une culture américaine originale consciente de ses racines africaines. L’utilisation de textiles africains est fondamental car ils témoignent autant de transversalités culturelles que de capacités de réappropriation, créant un effet de miroir avec le hip hop dont il est ici question. Si ses tissus et ses motifs sont devenus des éléments essentiels du paysage africain, ils racontent aussi la rencontre entre l’Afrique et l’Europe, entre les artisans et les industriels du wax, notamment, ce fameux tissu africain made in... Europe ! Ils sont un véritable symbole du métissage culturel : de leur conception à leur réception par le public ces tissus démontrent la capacité étonnante d’absorber et de reformuler techniques et méthodes venues de l’étranger, d’inventer continuellement une esthétique et une culture collective.
Les concepteurs des motifs de tissus-pagnes s’inspirent de l’environnement naturel et culturel et y introduisent des éléments aussi variés que la faune, la flore, la nature, les couleurs de chaque pays, des figures géométriques, des motifs fantaisistes, voire insolites et des objets quotidiens, mais aussi l’homme, à travers des portraits. Fortes de cette liberté créative sans cesse renouvelée, les soeurs Chevalme introduisent dans Les Bouboys de nouveaux éléments graphiques : des portraits de figures hip hop remplacent ceux de chef d’état, des phrases sont substituées, ou encore des motifs inventés!L’emprunt de tissus wax souligne l’afro-descendance des portraits représentés et permet surtout de mettre en évidence la refonte d’une identité à partir de composantes extérieures.